La pluie a commencé à tomber dès la mi-juin. Au départ, personne ne s’est inquiété. Les Gorronnais s’amusaient même du courant tumultueux qui recouvrait les blocs de granit de la Colmont après la passerelle de la Pierre-Pichard. Puis les inondations arrivèrent. On ne s’amusait plus. Les maisons, au niveau de la rivière, étaient régulièrement inondées. Ensuite, ce furent les récoltes qui pourrirent sur pied. Il y eut des messes, des prières et même des processions. La Vierge de la chapelle Saint-Jacques fit plusieurs fois le parcours du Bignon à l’église, suivie par les fidèles trempés par la pluie.
Du côté du ciel, on ne voyait rien venir. Fallait-il que les hommes fussent si mauvais pour que la volonté divine les accable d’une telle façon ? J’avais ma petite idée là-dessus mais jamais je n’aurais osé en parler autour de moi. Les premières émeutes contre la hausse du prix du blé s’étendirent rapidement sur tout le nord de la France. Notre province fut rudement touchée. Dans la paroisse de Gorron, des moulins et des boutiques de boulangers furent pris d’assaut. La répression était sévère mais rien ne pouvait dissuader les émeutiers tenaillés par la faim.
Notre famille n’avait rien à craindre. Mais j’imaginais mon petit Gaspard dépérissant par manque de nourriture. Je comprenais les pauvres gens qui voyaient leurs enfants taraudés par la faim. Et je sentais mon cœur et mon cerveau enveloppés d’un linceul vaporeux au parfum de tombeau.
Voilà, cette fois tout est fini. Je suis moins triste que je ne le craignais. Il faut dire que mon petit garçon est là pour m’aider. Quand je le regarde, quand je m’occupe de son corps potelé, la douceur sensuelle me rappelle de bons moments. Ces moments sont à moi. Personne ne pourra me les prendre. Et c’est sans doute cette certitude qui me permet de penser à cette merveilleuse aventure sans regret, sans tristesse. Comme un objet précieux qui peut, à tout moment, me procurer de la joie.
L’année qui vient de s’écouler n’a pourtant pas été propice pour connaître la joie. Je ne supporte pas de voir des êtres humains persécutés pour des raisons économiques ou religieuses. On pourra me dire ce qu’on voudra, les esclaves noirs entièrement dépendants du pouvoir de leurs maîtres me paraît monstrueux. Les menaces de mort contre les huguenots et même l’enfermement et la mise au travail des vagabonds ne me semblent guère compatible avec la charité chrétienne.
Mon petit garçon, qu’on a nommé Gaspard, malgré mes réticences, me fait oublier ces sombres pensées. Je me plais à humer sur sa chair un parfum subtil qui rôde. Et quand il me regarde de ses grands yeux de lune, il dépose sur mon cœur un baume doux et enchanteur.
A tel point que le fait d’être enceinte me réjouit. A l’évidence je devrais pouvoir connaître le père. Mais je refuse même d’y penser. Quoi qu’il en soit, personne ne le saura. Aucun nom n’apparaîtra dans les écrit irréguliers de ce modeste document. Mais la vie que je sens en moi m’est d’autant plus précieuse. Ce sera vraisemblablement mon dernier enfant. Après lui, et après mon aventure actuelle, j’entrerai dans la catégorie des vieilles femmes. Celles qui ont perdu de la valeur parce qu’elles ne peuvent plus enfanter.
La fin de cette aventure est proche. Notre jeune médecin doit bientôt nous quitter pour exercer pleinement son exercice dans un hôpital parisien. Il en paraît bien triste. Je m’efforce de l’aider en lui assurant que nous n’oublierons jamais ce que nous avons connu ensemble. Je fais preuve d’une raison qui, bien souvent, s’éloigne de moi.
Il paraît que l’entrée de l’infante d’Espagne à Paris, future reine de France, a donné lieu à une grandiose cérémonie. Elle a trois ans. Louis XV en a onze. Il y a quelque chose d’irréel dans ces mariages programmés même si l’on sait qu’il ne s’agit là que pure diplomatie.
La différence d’âge entre mon jeune amant qui s’appelle Félicien et moi-même est aussi importante. Mais nous sommes adultes tous les deux. Je ne me reconnais plus. Nous sommes d’une imprudence extrême. Mais nous évoluons dans un monde à part où la raison n’a plus sa place. C’est donc cela l’amour ? Que ne l’ai-je connu plus tôt. J’ai l’impression d’avoir perdu un temps précieux. Je ne sais si cette merveilleuse liaison durera. Mais je m’en moque, bien décidée à en profiter au maximum.
Bizarrement, j’ai retrouvé avec Gaspard des relations classiques entre mari et femme qui s’étaient bien espacées. Elles ne sont pas très fréquentes mais si je tombais enceinte, la morale serait préservée. Serais-je donc devenue perverse ? Où peut-être simplement amoureuse. Une passion qui peut nous rendre bien égoïste. En attendant, notre couche est pleine d’odeurs légères et nos deux cœurs illuminent comme de vastes flambeaux.
On dit parfois qu’il suffit de rêver très fort à quelque chose pour que cette chose arrive. Je ne crois guère à ce genre de dicton. Et pourtant… Un étudiant en médecine, venant de Montpelier, est arrivé au domaine de la Renardière. Fuyant la peste qui fait rage dans le sud de la France, il informe mon père et ses collègues de l’avancement de la pandémie. Au-delà des informations techniques sur la lutte contre le fléau (on a construit un mur de la peste entre Avignon et Sisteron), il raconte aussi des anecdotes plus horribles les unes que les autres dont sont friands ses interlocuteurs.
Si le mur de 100 kilomètres de long et de deux mètres de hauteur bordé d’un fossé me paraît peu crédible et ne m’intéresse guère, ses anecdotes me passionnent. Je ne sais pas pourquoi. La frayeur sans doute mêlée au soulagement de ne pas être nous-mêmes touchés. A moins que la beauté du jeune conteur y soit aussi pour quelque chose.
Un soir où il était passé à la maison et nous faisait trembler avec ses histoires, devant mon émotion, il me prit la main. Gaspard n’y vit pas mal. C’était un futur médecin après tout. Mais pour moi, la pression de ses doigts et l’insistance à retenir les miens alors que mollement je tentais de les retirer, fut une évidence. Cette fois encore l’émotion fut grande mais d’une tout autre nature.
Alors qu’il faisait nuit noire et que je le raccompagnais au portail du jardin, il m’embrassa délicatement, tendrement. Ses lèvres brûlantes déclenchèrent chez moi de douces langueurs mais aussi des frissons amers dus à mon inconséquence. Je n’eus plus qu’un espoir : le revoir le plus vite possible.
La ferme royale est en pleine réorganisation. Mon mari est très préoccupé. Il craint pour son emploi. Il a invité un jeune collègue à dîner la semaine dernière. Un parisien chargé d’appliquer les consignes données par le nouveau responsable de la ferme. Je n’avais jamais vu Gaspard dans un état pareil. A trop vouloir satisfaire le jeune homme, dont il craint le jugement, il se laisse aller à une flatterie déshonorante.
Le flatté, lui, jouit manifestement de la situation. Il se conduit comme en pays conquis. Au cours du dîner, il tentait manifestement de me séduire. Depuis le bal donné aux halles je prends soin de mon apparence. Et je dois avouer que l’attention que les hommes peuvent me porter me flatte et me rassure. Faiblesse féminine, sans doute. Mais il y a des limites. Quand j’ai senti le pied du jeune présomptueux s’approcher du mien sous la table, ma réaction a été suffisamment claire pour qu’il ne renouvelle pas son geste. Tant pis pour Gaspard.
Dans d’autres circonstances, qu’aurais-je fait ? Je rêve parfois à un jeune homme modeste et beau, auquel j’apprendrais la douceur des gestes qui peuvent combler une femme. Je dénuderai son corps mince et vigoureux, guiderai sa main et mon regard, par sa franchise, l’étonnera, j’en suis certaine.
Nous venons d’apprendre un bien triste nouvelle. Un neveu du baron de Gorron était impliqué dans la conjuration de Pontcallec. Une sombre histoire de révolte fiscale se transformant en trahison en lien avec les Espagnols. C’est mon mari, Gaspard, qui m’a raconté le projet de nobles bretons de renverser le Régent avec l’aide de l’Espagne. Arrêté au château de Pontcallec avec plusieurs dizaines de conjurés, Guillaume du Bailleul a été condamné à mort. On a raconté à Gaspard l’exécution sur la place du Bouffay à Nantes. Les suppliciés ont échappé à l’écartèlement grâce à leur condition de nobles. Ils ont fini décapités. Il paraît que le jeune du Bailleul a montré beaucoup de courage.
Je ne connais rien aux affaires politiques. Mais la peine de mort m’a toujours révoltée. Même pour les pires criminels. Nous savons tous que nous allons mourir. Mais Dieu, dans sa bonté, nous en a caché la date. Je pense que le condamné qui connait l’heure fatidique, vit quelque chose d’inhumain. J’imagine l’horreur qui s’empare de lui quand, au bord du gouffre sans profondeur, il croit y voir de large yeux phosphorescents, des monstres visqueux qui dans une nuit insondable l’attendent sans bruit.
Nous avons connu un été particulièrement chaud et sec. Dans les potagers, les légumes sont rares et difficilement mangeables. Plusieurs puits dans la ville sont à sec. La Colmont elle-même est très basse. On peut la traverser en de nombreux endroits sans se mouiller les pieds. Le poisson a pratiquement disparu. Au-delà de la disette qui guette, la baisse des eaux a développé des miasmes dangereux pour la santé humaine. Une grave épidémie de variole a tué 14 000 personnes dans le royaume. A Gorron, c’est la dysenterie qui règne. Le nombre de décès d’enfants de moins d’un an explose. La population globale de la ville en sera affectée.
Avec d’autres femmes, j’essaie d’aider au mieux les familles endeuillées et les indigents qui se multiplient. Ma famille n’a pas été touchée. Et je m’en réjouis même si je sais que ce soulagement n’est guère chrétien. Le glas ne cesse de sonner. Il a fallu employer un aide à notre vieux fossoyeur débordé par les tombes à creuser. La fosse commune a dû être élargie. Je passe une bonne partie de mon temps à l’église pour aider le curé toujours perdu dans ses registres paroissiaux. Et j’accompagne, comme je le peux, la mise en terre des cadavres le plus rapidement possible.
La nuit même je ne peux échapper à cette ronde mortelle. Mes cauchemars sont peuplés de squelettes qui dansent. Des crânes qui oscillent sur de frêles vertèbres et des orbites profondes où se nichent le vide et les ténèbres.
Je viens d’apprendre que le Duc et la Duchesse du Maine sont impliqués dans un complot contre le Régent. L’histoire de ce Duc m’a toujours intéressée. Fils de Louis XIV conçu avec la Montespan, il a été reconnu et légitimé pas son père, comme ses autres enfants illégitimes. Des enfants nés hors mariage, c’est assez courants dans notre société. J’ai pu m’en rendre compte en classant les registres paroissiaux dont je continue à m’occuper.
J’ai toujours condamné ces relations adultères, ces procréations hors mariage. Mais depuis le premier bal donné dans les halles de Gorron, mon opinion a un peu changé. Mon mari, préoccupé par les problèmes de monnaie papier créée par M. Law, a plutôt tendance à me délaisser. Autrefois, la vigueur de mon premier mari me pesait. Actuellement, ce serait plutôt l’inverse que je regrette. Gaspard a, malgré tout, pu me faire trois enfants. Alors que je me croyais devenue infertile, ces nouvelles grossesses m’ont rassurée. Mais, depuis plusieurs mois, il ne fréquente plus ma couche
Je pense parfois au moment où mon mari me délaissera définitivement. Et il m’arrive alors de ressentir quelques mornes douleurs. Que ferais-je de mes soifs inassouvies ? J’imagine les troubles que peut provoquer un cœur trop plein. Et, bizarrement, je me remémore la cour délicate qu’on a pu me faire lors du premier bal des halles.
J’ai toujours aimé les documents anciens. Tout ce qui pouvait concerner notre généalogie familiale, le domaine de la Renardière où j’ai vécu toute ma jeunesse, j’ai essayé de le conserver. Un épais classeur cartonné est rangé dans mon secrétaire. Un beau meuble fabriqué par notre maître menuisier, le meilleur artisan de Gorron qui a réalisé le magnifique retable sous l’autel de notre vieille église. C’est lui aussi qui a sculpté la chaire fixée il y a peu à un des piliers centraux. Une véritable dentelle de bois sombre qui m’émeut chaque fois que je la regarde.
Henri François d’Aguesseau a été nommé chancelier de France par notre Régent Philippe d’Orléans. Ce grand juriste, qu’un de mes neveux a eu la joie de croiser à la Sorbonne, a décidé de mettre un peu d’ordre dans les registres paroissiaux. Normalement, depuis 1667, selon le code Louis, un double du registre recensant les baptêmes, les sépultures et, si possible, les mariages, devait être tenu. On en était loin avec notre pauvre curé.
Connaissant mon intérêt pour ce genre de registres, il m’a demandé de venir l’aider. Je passe des heures dans la petite sacristie. Les plus anciens actes sont à demi rongés par les rats. Le papier en est si fragile que j’hésite à les consulter. Je les ai remisés dans une petite armoire. A partir du milieu du siècle précédent, il est possible de déchiffrer les actes paroissiaux. Je prends plaisir à faire revivre certains de nos ancêtres en nommant à haute voix leurs noms et leurs prénoms. J’y retrouve des patronymes toujours présents dans la paroisse.
:
Principalement axé sur l'histoire locale (ville de Gorron), ce blog permettra de suivre régulièrement l'avancée des travaux réalisés autour de ce thème.
Vous trouverez dans ce blog trois thèmes liés à l'histoire de la ville de Gorron. Les différents articles seront renouvelés régulièrement. Ceux qui auront été retirés sont disponibles par
courriel à l'adresse suivante : jouvinjc@wanadoo.fr