Trop sûr de moi, sans doute…
Il y a parfois des forces qui nous dépassent. Je savais bien qu’en contestant les ordres imbéciles de notre commandant je risquais gros. Mais les premiers pas étant faits, il n’était plus question de reculer. Il y a vingt ans, j’aurais pu aller chercher mon larcin derrière le bois du préau de l’école et tout remettre en place. D’autant plus que je n’avais que faire de ces fournitures. Et l’affaire aurait été réglée pour tout le monde. Mais je n’ai jamais pu m’y résoudre comme si l’enjeu pour moi était devenu essentiel. De la même façon, le danger que représentaient les ordres imbéciles n’était pas pour moi un véritable problème. J’en avais vu bien d’autres. Mon lieutenant essayait de me convaincre. J’aurais pu, sans déchoir, accepter les faveurs qu’il me faisait miroiter. Je ne serais pas cette fois en première ligne. Peut-être que j’aurais même pu ne pas franchir le parapet. Mais je m’obstinais. Certains crurent que je contestais les ordres pour protéger mes camarades. Ceux notamment qui les premiers tombaient. On les repérait très vite. Encore une fois, les veaux à l’abattoir. Mais il n’était nullement question de ça. La vie de ces trouillards m’importait peu. Je m’étais engagé dans un refus qui, cette fois encore, m’était devenu essentiel. Et je ne sais toujours pas pourquoi.
J’ai parfois cru que j’avais du mépris pour les soldats qui montraient leur peur. Je ne crois pas que cela soit tout à fait vrai. Je les classais plutôt dans la catégorie des instruments utilisables pour mon confort personnel. Quand après le défilé nous partîmes pour le front, je choisis la meilleure place dans le wagon enfumé. Je voulais pouvoir ouvrir la fenêtre quand bon me semblait mais en même temps avoir un accès aisé au couloir quand l’envie me prenait de me dégourdir les jambes. Je choisis alors mes voisins de compartiment. Personne n’osa me refuser. Certains étaient fiers d’avoir été choisis. D’autres subissaient sans rien dire. Et au cours du voyage, je déplaçais tout le monde au gré de mes envies. Je me demande encore pourquoi personne à ce moment ne s’est révolté, me jetant en dehors du compartiment. Cela aurait peut-être été pour moi une bonne chose. Mais ce ne fut pas le cas. Aussi quand nous stationnâmes dans des espèces d’appentis adossés à une colline proche du front je choisis encore la place qui me paraissait la meilleure. En changeant, d’ailleurs, sans vergogne, quand l’envie m’en prenait.
J’étais près de la porte, où plus précisément de l’ouverture qui permettait d’accéder au local sombre, dont les murs en bois avaient du mal à contenir la terre du talus. C’est là que je vis mes premiers blessés. Pour certains même, on peut dire à moitié morts. Les soldats, près de moi eurent un mouvement de recul. Certains détournèrent leurs regards. D’autres semblaient fascinés, pétrifiés. Moi, je crois pouvoir dire que j’étais simplement intrigué et curieux. Il faut dire que le médecin qui menait la petite troupe de brancardiers de retour du front était un Gorronnais que je connaissais un peu. Cela mettait un peu de familiarité dans la scène tout de même bien étrange, même pour moi. Il y avait les semi-valides qui avançaient péniblement. Je fus presque amusé par leurs pansements grotesques maculés de sang et de boue. Ils étaient silencieux, souvent courbés. J’avais presqu’envie de leur crier de se redresser. Je ne pouvais m’imaginer défait, abattu de la sorte. Il me semblait que tout cela manquait un peu de dignité. Et puis, derrière il y avait les demi-morts. Ceux-là m’intéressaient plus. J’entrevoyais des blessures incroyables et me demandais comment on pouvait continuer à vivre abîmés de la sorte. L’idée même m’était insupportable. Quand on reçoit de telles blessures, on doit mourir, voilà tout. C’est sans doute à ce moment précis que je me suis persuadé : je ne serai jamais blessé. Mort, peut-être, mais foudroyé. Il suffisait sans doute pour cela d’aller au devant du danger. Si notre fortune était bonne, on pouvait en réchapper. Sinon, l’exposition ne pouvait qu’entraîner une mort immédiate. Des protestations s’élevèrent. On ne pouvait donner en spectacle les blessés de la guerre aux jeunes mobilisés qui arrivaient au front. Le moral des troupes risquait de s’en trouver altéré. Et personne ne pouvait se douter que pour moi l’effet avait été inverse.