Là, papa. Elle m’a toujours affirmé qu’elle n’en possédait aucune autre que celle un peu floue, posée sur le manteau de l’âtre, celle où il travaille, torse nu, sur une charrette de foin avec des voisins. Au dos, à l’encre violette « Azincourt -Juillet 1937- ». Elle disait que tout avait été enseveli là-bas, anéanti dans la ville fuie, berceau absent de ma mémoire.
J’en dissimule une, presque identique dans mon portefeuille, secret vieux de cinquante-quatre ans. A la demande de la mère de papa, je rencontrai la lignée paternelle de ma famille quelques jours pendant l’été 1956. Sous l’œil anxieux de maman, je pris seul le train pour le Nord, région d’origine de mon père. A treize ans, je croisai pour une unique fois celle qui aurait dû être ma grand-mère. Alors que je l’imaginais revêtue des qualités d’une vieille dame tendre et débonnaire comme mémé Simone, la voisine d’ici, elle me toisa d’instinct avec défiance. Chemise ouverte, pantalon baissé, jusqu’à l’élastique du slip soulevé, examiné dans les moindres replis de peau, je n’avais eu d’autres choix que la soumission au crible de l’œil scrutateur. Drapé de la honte du dépouillement de mon intimité et du sentiment de ma conversion en vulgaire brimborion, je demeurai médusé et pantois. Un murmure incompréhensible siffla entre ses dents; fi d’un haussement d’épaules ; le regard de métal se désintéressa définitivement de ma personne. C’était sans doute mieux ainsi. Je n’osai jamais avouer cet épisode à maman tant il me distilla un goût amer de culpabilité obscure.
Heureusement, la présence de tante Amélie, la sœur de papa, compensa vaguement ce désastreux retour aux origines. Ravie de chaperonner un neveu impromptu, elle transforma mon cauchemar en exploration. Elle me glissa en catimini la photo un peu abîmée de papa, notre première cachotterie. Il posait, superbe dans son costume militaire. Puis, Amélie m’expliqua. « Grand-mère » était simplement « dérangée dans sa tête », incapable de concevoir que son seul fils restant soit parti en laissant un enfant à une femme. En silence, je l’ai maudite, comment pouvait-elle ne pas aimer ma mère ? J’y ai aussi découvert une autre photo de mon père au même âge que le mien. Sur un ample cliché encadré, réalisé en studio de photographe, il chapeautait, mine fière, tante Amélie, sa jeune sœur et un petit frère âgé de trois ans. La tuberculose enleva Gabriel deux mois plus tard. A sa mort, la raison de « grand-mère » commença à chanceler. Elle se rendait matin et soir au cimetière, ne se consolant qu’à l’aide d’une foi empreinte de mysticisme. Son affection se rabattit alors maladivement sur Pierre, mon père. Maman, alors orpheline, fut placée par des religieuses dans leur ferme à l’âge de quinze ans. Son fils, mon père, s’amouracha aussitôt de la petite « boniche » ! Cela dépassait la conception de l’ordre social et religieux qui administrait la vie de grand-mère. Aussi, désavoua-t-elle toujours l’amour des deux jeunes gens. C’est une des causes, avec le début de la guerre, qui les incita à quitter la région pour s’installer plus au sud, en Normandie, dans une petite ville où papa apprit le métier d’électricien.
Des confessions d’Amélie, j’appris que quelques liens épistolaires subsistèrent quelques années entre la mère et le fils, des lettres que la vieille femme brûlait égoïstement après lecture.
Mes parents ne revinrent jamais voir la famille.
Même avec l’expérience des années, je ne conçois toujours pas comment une femme peut refuser ainsi le fils de son fils, la chair de sa chair. Je traîne toujours cet impossible pardon et ne suis retourné là-bas qu’une fois, par devoir en 1970, pour la sépulture de la vieille dame.