Le calme avant la tempête…
La nuit a été très bonne. Un sommeil calme, long, d’où a émergé un rêve caractéristique des périodes plutôt sereines. J’étais au collège d’Ernée. Des images teintées d’une douce nostalgie. Une quête enthousiaste de connaissances dispensées par des professeurs attentifs et bienveillants. Le plaisir des rites de la vie collective. Les jeux traditionnels liés à la succession des saisons. Les ouvrages empruntés à la bibliothèque lus parfois en cachette pendant les études du soir… Et les retours vers Gorron après le mois d’internat. D’autres fois, les mêmes lieux, dans mes rêves pouvaient être moins idylliques. La dureté des enfants entre eux, l’incompétence notoire de certains professeurs, le sadisme de quelques surveillants… Et l’éloignement douloureux de la maison. Quand le médecin est venu m’annoncer les nouvelles, plutôt mauvaises, au demeurant, mon humeur, étonnamment, est restée la même. Difficultés cardiaques et composition alarmante du sang… Deux affections, peut-être liées mais on n’en était pas sûr. Un traitement sévère, à vie sans doute, et la possibilité ouverte d’une dégradation rapide, à l’issue inéluctable. J’ai accepté le diagnostic sans difficulté. J’ai à peine posé quelques questions pratiques et me suis renseigné sur un retour rapide à Gorron.
Une ambulance était disponible et devait aller chercher un malade dans la région. J’en ai profité. Le chauffeur m’a semblé plutôt professionnel. Essayant d’amorcer le contact mais sans envahissement. Naturellement, la conversation a porté sur la situation internationale. Comme prévu, l’Allemagne a rejeté l’ultimatum. Contrairement aux discussions peu sereines du premier adjoint et du secrétaire de mairie, nos échanges ont été plutôt positifs. Sans a priori, nous essayions ensemble d’envisager ce qui allait bien pouvoir arriver. En Alsace, les populations commencent à être évacuées vers les villes de province. Les Anglais envisagent de débarquer dans les ports de la Manche. La France a amorcé une attaque devant la ligne Maginot mais est revenue très vite sur ses positions. C’est bien ce que je craignais. Un point de non retour a été atteint. Mais on ne peut rester longtemps dans cette situation. Qui attaquera en premier ? Je crains que ce ne soit l’Allemagne. L’Angleterre et la France se sont mises dans une impasse. Déclarer la guerre sans se donner les moyens de la mener sur le territoire allemand, c’est avouer une faiblesse que Hitler va vraisemblablement exploiter. L’ambulancier a fait la même analyse que moi. Arrivé à Gorron, après m’avoir aidé à regagner mon domicile, il m’a souhaité bonne chance. Pour ma santé ou pour le conflit qui s’annonce ?
J’ai été très heureux de retrouver mon fauteuil, mon repose-pieds et la vue sur la place de la Mairie. Je suis resté un bon moment l’esprit vide. Essayant de ne pas penser. Un vrai bien-être m’a envahi. Puis, lentement, je me suis replongé dans l’histoire de la ville. Située à la sortie de Gorron, rue de Bretagne, l’usine Tendron employait plus de cent ouvriers au début du 20ème siècle. Le fils de Pierre Tendron le second et son cousin avaient développé deux entreprises industrielles dans les mêmes locaux : une tannerie et une usine de salaison de viande. C’est aussi de cette époque que datait la réputation des andouilles de Gorron, fumées tout au long de l’année dans une énorme cheminée. Pierre Tendron le troisième s’était consacré à la tannerie. Pascal, son cousin, s’occupait de la viande. L’ancien moulin à tan avait été transformé en une turbine hydraulique qui produisait l’électricité nécessaire à l’entreprise et qui éclairait une partie de la ville. Pierre Tendron le quatrième allait hériter d’une activité économique très dynamique et très rentable, pour la famille et pour la ville. Une première alerte, cependant, mit à jour une certaine fragilité dans cette réussite exceptionnelle. En 1907, l’énorme chaudière dont la cheminée s’élevait très haut sur le toit de l’usine, explosa en pleine nuit. Malgré les efforts des pompiers, des voisins, de la famille elle-même, les dégâts furent considérables. Cet accident marqua le début du déclin. La conservation de la viande fut bien relancée lors de la guerre 1914/1918 : l’entreprise fournissait une partie des mobilisés en viande. Mais la guerre terminée, la chute fut inévitable. D’autant plus que Pierre Tendron, le quatrième, devait trouver la mort au cours de ce conflit. Une mort bien particulière puisqu’il fut fusillé pour mutinerie. Sa dernière lettre écrite la nuit de sa mort faisait partie des documents versés aux archives de la mairie.
Il en allait ainsi de toutes les constructions humaines. Aussi grandioses soient-elles, d’une civilisation à une modeste entreprise industrielle, elles naissent, elles vivent, elles meurent. Cette inscription dans le temps me renvoie à ma propre vie. Il est fort probable que son terme approche. L’âge, les affections que l’on vient de me découvrir, confortent ce pessimisme. Mais, curieusement, là, ce soir, assis à ma table d’écriture, je n’ai pas peur.