Ignoble…
Après bien des hésitations, ils m’ont laissé commander le feu. N’étais-je pas, après tout, un héros ? Quoi de plus exemplaire ? Quand j’ai formulé ma demande j’ai vu dans les yeux des autres soldats désignés quelque chose qui me mit mal à l’aise. Je ne comprenais pas, sur l’instant, pourquoi ils me regardaient d’une telle façon. Maintenant je comprends… Les deux condamnés ont eu une attitude totalement différente. Le premier était complètement amorphe. Le regard perdu dans le vague, il marmonnait. Une prière, des injures au ciel ? Il se laissa attacher au poteau d’exécution sans difficulté. Je commandai le feu en fermant les yeux, ne regrettant pas mon initiative. J’étais moi aussi comme absent. Ce n’était pas moi qui parlais. Je ne voulais rien avoir à faire avec cette barbarie dont j’arrivais à me désolidariser. Mais il en fut tout autrement pour le second. Celui que je connaissais un peu. Il se débattit, supplia. J’étais de plus en plus mal à l’aise. Plus question de s’évader, de s’exonérer du châtiment. Je me sentais blêmir. Et j’étais pourtant loin de ce qui m’attendait. Le soldat m’interpella, cria mon nom… Je compris alors ce que mes camarades avaient ressenti au moment où je m’étais proposé pour commander le peloton d’exécution. Plus que celui qui, dans le groupe, appuyait sur la gâchette d’un fusil peut-être chargé à blanc, celui qui déclenchait le feu participait de la sentence. Je tremblais cherchant de l’aide autour de moi. Tout le monde attendait. La scène était horrible. J’avais été lâche dans la tranchée. Je l’avais été en acceptant les honneurs. Je devenais odieux en faisant durer le supplice du condamné. J’ai alors hurlé l’ordre et me suis enfui en pleurant.
Depuis ce jour funeste je n’ai plus écrit dans ce carnet et ce pendant plusieurs mois. Je ne parlais plus à personne. Et je crois bien que beaucoup en était soulagés. Je ne me suis plus jamais réfugié dans les alcôves que je ne creusais plus dans la terre du parapet. J’attaquais, je reculais, mécaniquement, au gré des lubies de nos chefs. J’ai embroché des ennemis sans trembler. Je me suis défendu dans des corps-à-corps sauvages, de nombreuses fois blessé mais toujours sans gravité. Je reçus d’autres citations qui me laissaient toutes indifférent. Et si je reprends l’écriture c’est qu’un événement particulier m’a fait sortir de cet état semi conscient dans lequel je ruminais ma honte, mon indignité.