L’impensable…
C’est comme cela qu’on avait qualifié les quelques malheureux qui avaient cédé sous l’attaque allemande et s’étaient repliés plus loin dans la tranchée un instant envahie. Tous savaient ce que pouvait être le nettoyage à l’arme blanche d’un tronçon conquis. D’autant mieux qu’ils avaient pu y participer eux-mêmes et trouver quelque plaisir à mettre à mort en faisant souffrir l’ennemi. Tous pouvaient comprendre, même les chefs, le moment de faiblesse engendrant la panique. Mais précisément parce qu’ils avaient pu être directement confrontés à cette défaillance, ils se devaient de collectivement s’en défendre. Les fuyards devinrent des lâches, la honte de l’armée. Les chefs voulaient faire un exemple. Les autres étaient prêts à accabler leurs camarades par peur d’un jour les imiter. Il y eut un procès, rapide, inéquitable, sans défense pour deux fuyards. Pourquoi ceux-là plus que les autres, personne n’aurait pu le dire. Toujours est-il qu’ils ont été condamnés à mort hier soir. Et que l’exécution a lieu demain.
Quand on est venu m’annoncer la sentence j’ai été bouleversé. D’autant plus que je connaissais l’un d’eux qui n’avait rien d’un lâche et qui, jusque-là, avait plutôt été exemplaire. Mais quand on m’informa que je devais faire partie du peloton d’exécution, un honneur disait-on pour me récompenser de ma bravoure, je faillis tomber inanimé. On crut que mon traumatisme se réveillait. On me fit boire un peu d’alcool, on me félicita à nouveau. Et je ne pus rien dire. L’exécution a lieu demain. Il y a toujours une balle à blanc dans un des fusils. Ce sera peut-être le mien. Je tirerai sur le côté droit de la poitrine et éviterai le cœur. J’ai beau réécrire ces mots, je ne peux m’imaginer participer à cette injustice. C’est d’autant plus insupportable que le lâche, je le sais, c’est moi. Que faire ? Me dénoncer ? Je serais sans doute moi-même exécuté. Refuser de faire partie du peloton ? C’est pire qu’un aveu. Je n’arrive pas à dormir. Je bois plus que de raison, moi qui ai toujours craint l’alcool. Je vais demander de commander le feu. Au-moins n’aurais-je pas moi-même à appuyer sur la gâchette. Encore une lâcheté, sans doute, mais il me faut tout de même dormir…