Les digues cèdent…
Première partie de la nuit étonnamment bonne. S’il n’avait pas fait si sombre je crois que j’aurais commencé là ma journée. J’avais hâte de retrouver Jeanne et Louise. Je me sentais prêt à résumer toute l’histoire de la commune, des origines à aujourd’hui. Et puis, la légère excitation est brusquement tombée. L’entrée dans le second sommeil a entraîné des mouvements désordonnés dans le lit. Le réveil du matin a été catastrophique. Avant même de me lever, je sentais le lit tourner sur lui-même. J’avais du mal à tenir les yeux ouverts. Si j’avais mis le pied par terre, la chute était assurée. J’ai attendu la bonne. J’ai refusé le médecin, ce qui l’a fait maugréer. Quand le premier adjoint et le secrétaire de mairie sont arrivés, j’ai compris qu’elle n’avait pu prendre la responsabilité seule de ne pas le prévenir. Pour une fois d’accord, ils tentèrent de me faire fléchir. Enfin, quand je dis d’accord… pas tout à fait. Le secrétaire penchait pour le jeune médecin. L’adjoint pour le vieux confirmé. J’ai repensé un instant aux dissensions à la chambre des députés et entre les états-majors des armées. Et pour couper court à leur discussion et leur faire oublier les médecins, je leur ai demandé des nouvelles du front.
Ce que je craignais est enfin arrivé. L’armée allemande a attaqué à la fois la Belgique, la Hollande et lancé une offensive dans les Ardennes. Supériorité dans l’aviation qui a très vite la maîtrise du ciel. Supériorité dans les divisions motorisées, guerre de mouvement. Rapidité, précision, surprise. Tous ces domaines sont défaillants dans notre propre armée. Contrairement à 1914/18, le front est rapidement enfoncé et les tentatives pour le recréer sont toutes des échecs. Le premier adjoint et le secrétaire de mairie partagent malheureusement le même pessimisme. La France va être envahie. Ils divergent cependant sur la suite à donner aux événements dramatiques qui bouleversent notre pays. Pour l’adjoint, il faut arrêter les combats, demander à l’Allemagne l’accord pour un armistice. Même si sa sympathie pour certaines idées nationales socialistes a volé en éclat depuis l’invasion. Le pacte germano-soviétique ayant déjà sérieusement ébranlé sa confiance en Hitler. La protection de la Patrie l’a définitivement éloigné d’une complicité un peu douteuse avec les idées fascistes. Quant au secrétaire de mairie, pour lui, la réponse était claire. Il fallait résister par tous les moyens. Etablir une ligne de front pour protéger le réduit breton par exemple. Demander un armistice serait une trahison. Trahison envers, notamment les millions de morts de la Grande Guerre. Leur discussion a duré longtemps. Si bien que j’ai fini par m’endormir. Quand je me suis réveillé, les deux médecins étaient présents. Ils se sont accordés pour me signifier que mon état était très grave. Qu’il fallait absolument m’hospitaliser. Je me suis un instant amusé de leur unanimité toute nouvelle. Heureusement, les divergences sont assez vite apparues quand ils ont senti ma détermination. Je leur ai demandé de me soulager, simplement. De m’éviter de trop grandes douleurs. Chacun y est allé de son remède. Et cette querelle dérisoire m’a fait sourire.