Le baiser de l’ange
1943, je naquis en pleine guerre. Ils me prénommèrent Gabriel.
Maman m’a laissé vivre, sans jalousie et sans jamais d’animosité envers Marie, mon épouse. Elle a su me consacrer son existence, peut-être même la sacrifier, sans m’emprisonner dans des tentacules maternels. Grand-mère et depuis peu arrière-grand-mère comme chaque Être en rêverait, ses trois petits enfants constituent sa fontaine de jouvence. D’ailleurs, les plus proches ne tarderont plus. Si la vie les a dispersés, Plérin reste le lieu de ressourcement, le refuge de nombreuses interrogations. L’oreille attentive et généreuse de mamie a engrangé bien des petits et grands secrets ignorés des parents. Les sourires insouciants de Samuel, Laure et Simon s’étalent sur le mur de chaux. Une perle salée s’évade sur ma joue.
Tante Amélie me révéla aussi cette drôle de marque, cette grosse fraise écrasée sur le visage de papa. Une tache de naissance couvrait une partie de la paupière de l’œil droit et du front lui donnant un air espiègle. Au village, les anciens racontaient qu’il s’agissait du baiser de l’ange gardien qui emportait l’âme d’une vie prématurément achevée. Papa était considéré comme la réincarnation d’un enfant mort en bas âge, un nourrisson auquel sa mère originelle aurait, avec la complicité de l’ange protecteur, laissé cette particularité. Sa véritable mère l’identifierait alors aisément dans une vie future. J’adhérais avec ferveur à cette légende. Dans mon esprit, mon père se muait en petit Poucet par ce signe semé tel un futile caillou…Réjouissance clandestine : cette soi-disant « grand-mère » n’était qu’une usurpatrice, une mère de substitution. J’enviais presque ce papa inconnu d’avoir été ainsi « étiqueté » par le destin.
Maman n’avait jamais évoqué cette tache, le sujet confinait au tabou.
« Ton souffle comme la brise légère, promesse d’un avenir de mère… »
« Que sait-on des longues nuits à vouloir oublier l’absence et le silence de l’être aimé ? »,
Des mots qui pleurent, torturés par la chaleur des braises, vestiges de proses nées de sa plume.
J’ai compris, adulte, que maman avait éclipsé sa vie de femme pour se consacrer à mon éducation. Sa grâce attira quelques hommes qu’elle repoussa, elle parlait avec une telle passion de papa que je ressentais la présence protectrice de l’homme. Des pointes de jalousie m’écorchaient parfois douloureusement la conscience. Cette impossibilité à défier une ombre si rayonnante m’exaspérait.